La Souveraineté technologique

Alex Haché

J'ai commencé à me pencher sur le concept de la Souveraineté technologique (ST) suite à un entretien avec Margarita Padilla qui a ébranlé ma conception du technopolitique, et des motivations et aspirations derrière son développement. Ce texte définit ce que j'entends par ST, il décrit certains points communs concernant les initiatives qui contribuent à son développement, et nous mène à nous questionner sur leur importance, chaque fois plus stratégique dans la bataille qui se joue contre le mercantilisme, la surveillance globale et la trivialisation des infrastructures de communication. Le texte présente également certaines des limites et des défis spécifiques que doivent relever ces alternatives dû à leur nature et objectifs particuliers.

Un premier élément de la problématique ébauchée par la ST concerne la rareté des technologies libres. Comme le déclare Padilla: "Ces projets alternatifs que nous développons, nécessitent une contribution. Il existe donc un décalage et aujourd'hui, nous n'avons pas les ressources libres nécessaires à tous ceux qui utilisent les ressources télématiques. Il n'y a pas assez de ressource libre disponible et de ce point de vue, nous avons totalement perdu la souveraineté. Nous utilisons les outils 2.0 comme s'ils étaient des dieux, comme s'ils étaient éternels, mais pour le bien ou pour le mal ils sont entre les mains d'entreprises qui peuvent s'écrouler" 1 Concernant ces outils que nous utilisons de façon de plus en plus omniprésente, nous nous sommes demandés comment il était possible de déléguer avec autant de facilité notre identité électronique et son impact sur nos vies quotidiennes, à des multinationales multimillionnaires, cauchemars kafkaïens: "Nous n'en sommes pas capables, car nous ne leur donnons aucune valeur. Sur le terrain alimentaire, ce serait la même chose, à la seule différence que les groupes d'autoconsommation s'organisent entre eux pour avoir un contact direct avec leurs fournisseurs. Alors pourquoi les gens ne s'organisent pas pour avoir leurs fournisseurs technologiques, en achetant directement le support technologique nécessaire à leur vie, tout comme ils achèteraient leurs carottes?"

Pour les personnes dont l'activisme réside dans le développement de technologies libres, il résulte (souvent) important d'arriver à convaincre leurs propres amis, famille, collègues, ainsi que les collectifs auxquels ils appartiennent, de l'importance de donner de la valeur aux alternatives libres. Outre le caractère souvent altruiste de leurs objectifs, elles doivent également penser à des manières inclusives, pédagogiques et novatrices pour convaincre. Par exemple, en ce qui concerne la question précédemment posée sur la valeur que nous donnons à qui produit et maintient les technologies dont nous avons besoin, il convient de faire une analogie entre la ST et la souveraineté alimentaire.

Le concept de souveraineté alimentaire fût introduit en 1996 par Via Campesina 2 lors du Sommet Mondial de l'Alimentation et de l'Agriculture. Une déclaration ultérieure (Mali, 2007) la définit comme telle:

"La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables et écologiques, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires. Elle place au cœur des systèmes politiques et alimentaires les aspirations, les besoins et les moyens de subsistance de ceux qui produisent, distribuent et consomment des aliments, plutôt que les exigences des marchés et des entreprises multinationales. Elle défend les intérêts des futures générations. Elle nous offre une stratégie pour résister et démanteler le commerce libre et corporatif et le régime alimentaire actuel, et pour canaliser les systèmes alimentaires, agricoles, d'élevage et de pêche pour qu'ils soient gérés par les productrices et les producteurs locaux. La souveraineté alimentaire donne la priorité aux économies locales et aux marchés locaux et nationaux, et donne pouvoir aux paysans et à l'agriculture familiale, à la pêche artisanale et à l'élevage traditionnel, et place la production alimentaire, la distribution et la consommation sur la base de la durabilité environnementale, sociale et économique. La souveraineté alimentaire promeut le commerce transparent, garantissant des revenus dignes pour tous les peuples, et les droits des consommateurs à contrôler leur propre alimentation et nutrition. Elle garantit que les droits d'accès et de gestion de notre terre, de nos territoires, de nos eaux, de nos semences, de notre bétail et de la biodiversité soient placés entre les mains de ceux qui produisent les aliments. La souveraineté alimentaire suppose de nouveaux rapports sociaux sans oppression et inégalités entre les hommes et les femmes, les peuples, les groupes raciaux, les classes sociales et les générations." 3

La souveraineté alimentaire rend la notion de ST plus compréhensible. Dans cette déclaration, il serait aisé de remplacer le mot "alimentaire" par "technologie" et "agriculteurs et paysans" par "développeurs de technologies". Alors, si cette idée peut être racontée, cela signifie également qu'elle peut germer dans l'imaginaire social pour y produire un effet radical et transformateur. D'autres lignes de fuites permettant de penser la ST nous mènent à nous demander: Quelles facultés et envies nous reste-t-il pour rêver nos propres technologies? Et pourquoi avons-nous oublié le rôle crucial de la société civile dans la conception de certaines des technologies les plus importantes de notre histoire récente?

Nous définissons la société civile comme l'ensemble de citoyennes et collectifs dont les actions individuelles et collectives ne sont pas avant tout motivées par l'attrait du gain, mais par la volonté de répondre à des désirs et à des besoins tout en développant en même temps une transformation sociale et politique. Insistons sur le fait que la société civile et les technologies de l'information et de la communication (TIC) forment un duo dynamique. Pour pouvoir neutraliser certaines contingences propres aux mouvements sociaux comme le paradoxe de l'action collective 4, les structures politiques défavorables ou la rare mobilisation de ressources, la société civile a toujours développé des utilisations tactiques des TIC et des moyens de communication et d'expression en général. Comme par exemple: faire campagne pour mettre en évidence les luttes, les actions, les alternatives; collecter des fonds et développer des mécanismes pour impliquer des volontaires et des participants (impact et base sociale plus importants) ; étayer les processus pour créer une mémoire collective; faciliter le transfert des connaissances et permettre à toutes l'accès à l'information; améliorer l'administration et l'organisation interne du collectif; établir des canaux d'interaction, développer la transparence et l'interaction avec les institutions et les autres agents; fournir des services et des solutions aux utilisateurs finaux, etc. Ces utilisations et développements tactiques des technologies se croisent parfois avec des dynamiques d'innovation sociale et intelligence collective comme peuvent l'être les coopératives, les bibliothèques publiques, les microcrédits ou les systèmes alternatifs d'échange de ressources.

De plus, la société civile ne s'est jamais limitée à l'utilisation passive d'outils technologiques développés par d'autres, à savoir, des hommes blancs, riches et souvent sociopathes appelés Bill Gates, Steve Jobs ou Marc Zuckerberg; mais elle a toujours contribué à la conception de ses propres outils, sous la forme de radios et télévisions communautaires, le lancement en orbite du premier satellite non militaire 5,le premier portail de publication ouvert et anonyme, la libération de la cryptographie, ou encore l'invention du logiciel et les licences libres.

Toutefois, tout ce que nous faisons aujourd'hui dans le cyberespace, avec un téléphone portable ou une carte de crédit, de plus en plus fréquemment et de manière plus persuasive, transforme nos identités électronique et sociale. Cette infinité de données compose notre graphe social dont l'analyse révèle quasi tout sur nous et les personnes avec lesquelles nous interagissons. Mais nous ne savons toujours pas ce qui nous manque pour prendre conscience de l'importance de pouvoir compter sur nos propres fournisseurs de technologies libres: Avons-nous besoin d'une hécatombe technologique comme la fermeture de Google et de tous ses services? Ou suffit-il de savoir que Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, YouTube, AOL, Skype et Apple sont de mèche avec le Service National de la Sécurité Américain pour nous épier –le programme PRISM– pour changer nos habitudes?

Plus préoccupantes peut être ont été les voix qui se sont élevées après le printemps arabe, demandant que Facebook et Twitter soient considérés comme des "droits de l'Homme". Une cause mobilisant une horde de click activistes dont la plupart ont fini par oublier ce qu'ils demandaient une heure auparavant. Les centres commerciaux d'Internet ne peuvent se transformer en des espaces publics, ni en des institutions pour les communs, étant donné que leur nature, architecture et idéologie sont profondément anti-démocratiques.

Pour neutraliser ces dynamiques, nous avons besoin d'une multitude d'initiatives, de coopératives, d'entreprises et de collectifs informels qui fournissent les technologies qui nous manquent et dont la conception nous garantit qu'elles ne sont pas là pour développer notre individualisme ou limiter nos libertés, sinon pour garantir nos droits en matière d'expression, de coopération, de privacité et d'anonymat. Si nous souhaitons que les technologies prennent en considération ces garanties, il nous faudra les construire ou leur donner de la valeur, en contribuant à leur développement. Tout comme le soulignait le collectif hacktiviste Autistici/Inventati: "Libertés et droits? Tu dois te battre pour eux, sur Internet aussi" 6.

404 not found – Veuillez nous excuser, nous créons des mondes!

La ST traite de technologies développées depuis et pour la société civile, ainsi les initiatives qui la compose créent des alternatives aux technologies commerciales et/ou militaires. Ses actions tentent de s'en tenir à des impératifs de responsabilité sociale, de transparence et d'interactivité, les degrés de confiance dont elles peuvent faire l'objet sont donc renforcés. Elles se basent sur des logiciels, du hardware ou des licences libres parce qu'elles les utilisent ou les développent (les deux dynamiques coïncidant souvent), mais leurs caractéristiques vont au-delà de cette contribution. En d'autres termes, faire partie du monde libre et/ou ouvert ne signifie pas forcément faire partie du panorama de la ST.

Partant d'une approche critique des technologies, ces initiatives étudient également la façon dont nous nous mettons en rapport, interagissons et consommons les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC). Elles cherchent à comprendre comment il est possible d'affronter les coûts écologiques et sociaux qui retombent sur les centres d'extraction et de production, ainsi que la façon dont on peut démanteler l'obsolescence programmée 7 et élargir le plus possible la vie utile et l'efficacité de toute technologie, produit ou service. Dans une certaine mesure, elles cherchent aussi à faire face au fétichisme technologique, défini par le collectif Wu Wing comme ces discours et pratiques:

où quotidiennement, nous mettons uniquement l'accent sur les pratiques libératrices qui agissent sur le réseau, en les décrivant comme la règle, et implicitement les pratiques de subordination sont considérées comme des exceptions: le réseau utilisé pour exploiter et sous-payer le travail intellectuel ; pour surveiller et enfermer les personnes (voir ce qui est arrivé après les émeutes *londoniennes) ; pour imposer de nouveaux idoles et totems en alimentant de nouveaux conformismes ; pour transmettre l'idéologie dominante ; pour les échanges du capitalisme financier qui nous détruit. Il est possible que nous soyons complètement fichus, mais pas fichus et contents de l'être. L'injustice se poursuit, mais pas l'insulte de nous croire libres dans des domaines dans lesquels nous sommes exploités" 8.

**Cette critique du fétichisme technologique a également été mise en avant pas des collectifs comme Ippolita 9, Planète Laboratoire 10, Bureau d'études 11, Tiqqun 12 et également par des collectifs hacktivistes qui garantissent des outils libres. Tous participent à l'effort de repenser les ontologies et les paradigmes hérités de la cybernétique, en mettant en relief que les contextes, les motivations et les moyens utilisés pour développer les technologies importent et déterminent leur impact social, économique et politique. Même si la relation de causalité peut être difficile à prouver, il est plus important de comprendre qu'il n'existe pas de technologies neutres. Elles sont toutes des déclarations d'intention avec des conséquences variées. Combien voulons-nous en englober, supporter ou refuser sont des décisions qui nous appartiennent en tant qu'êtres communicationnels?

Penser la ST, c'est aussi rechercher sous quel type de processus sociaux apparaissent les technologies et comment certaines amplifient nos degrés d'autonomie. Comment passe t'on de la production d'une technologie à une technologie appropriée ou peut être même, ré-appropriée? Chacune de nous est experte de sa propre relation avec les technologies. Nous pouvons donc, à ce titre, nous amuser à les analyser pour les réinventer. Les technologies quotidiennes, avec leurs processus de résolution des problèmes du quotidien ou des dispositifs plus complexes qui exigent une conception et une maintenance pour atteindre leurs buts. Les technologies polyvalentes qui proposent plusieurs fonctionnalités, des technologies numériques venues du cyberespace, mais aussi des technologies du genre et de la subjectivité. Nous pouvons également les définir ou les réduire à certains de leurs aspects, comme le fait qu'elles soient "usables" ou le fait qu'elles requièrent une implication et une attention particulière pour leur fonctionnement.

La technopolitique de la ST

Le développement même des initiatives de ST suscite une transformation sociale à travers la responsabilisation de leurs participants. Que ce soit grâce à des méthodologies de développement participatif qui unissent le "fais-le toi-même" et le "faites-le conjointement" ou grâce à des modèles qui misent sur le coopérativisme, le troc, l'échange p2p et autres expressions d'économie sociale. Comme le souligne Padilla dans son texte intitulé: "Que pense le marché?" 13, l'importance de la ST réside également dans les boucles virtuoses qui se créent lorsque l'on parie sur ces formes de production, de travail, de redistribution des ressources. Il ne s'agit pas seulement d'initiatives, d'entreprises ou de coopératives qui cherchent leur modèle d'activité, mais de formes d'expérimentation qui cherchent à devenir durables pour continuer à inventer de nouveaux mondes.

Jusqu'à maintenant, nous avons fait référence à ces initiatives d'une manière quelque peu abstraite, en cherchant des points communs qui les différencient d'autres projets semblables 14. Un autre aspect important différenciateur de ces alternatives réside dans le type de technopolitique qu'elles hébergent. Celle-ci se compose d'éléments idéologiques, de normes sociales et de relations personnelles. Faire de la technopolitique implique de mettre en rapport les technologies et l'activisme, et de mettre en commun de la meilleure façon possible les ressources disponibles (matériels, connaissances, expériences) ainsi que les objectifs et les pratiques politiques. Des réglages plus ou moins solides peuvent être effectués dans la mesure du possible à chaque niveau. Parfois, les objectifs politiques sont très désirables, mais les gens sont en désaccord, ou ils sont d'accord, mais n'arrivent pas à mettre en commun les ressources qu'il leur manque pour mener à bien leur action. Et parfois aussi, tout fonctionne et il se produit ce mélange parfait entre les bonnes idées et les pratiques politiques, entre une foule de nœuds et une mobilisation de ressources efficace. La technopolitique est une recherche perpétuelle de ces réglages entre les personnes, les ressources et la politique.

La table ronde qui s'est tenue à Amsterdam en 2012 pour l'événement Unlike Us 15 évoquait les problèmes auxquels doivent faire face les réseaux libres décentralisés et soulignait que les initiatives de ST partageaient entre elles certains bugs 16 redondants. Des circonstances qui se répètent et réduisent leur durabilité, résilience ou scalabilité. Plusieurs des problématiques exposées ont trait avec le fait d'être des collectifs de transformation sociale et politique avec leurs propres idéologies et pratiques politiques.

Il existe par exemple, au sein de nombreuses initiatives de ST, un désir évident de mettre en pratique l'éthique hacker. Nous nous référons ici à une attitude de défiance et méfiance envers les instances du pouvoir et les hiérarchies, ajoutée à l'attitude de mettre la main à la pâte, au désir de partager, et à la recherche de plus d'ouverture, de décentralisation et de liberté pour améliorer le monde. Un autre élément politique en découlant réside dans l'amélioration de ce qui existe déjà (par exemple: code, documentation, recherches). Toutefois et pour différents motifs, comme l'absence d'efficacité des archives et des langages sémantiques qui rendent difficiles nos recherches, ou l'absence d'effort pour étayer ce qui est fait, de nombreux projets de technologies libres optent pour partir de zéro. Dans cette réinvention constante de la roue, les ego personnels entrent également en jeu ainsi que le fait de croire que l'on fera les choses mieux que les autres. Ici, des outils et des méthodologies plus efficaces viennent à manquer, ainsi qu'une plus grande prise de conscience collective sur le fait d'accorder plus de temps à la recherche et à la documentation de ce que l'on fait, pour pouvoir mettre en commun et favoriser la collaboration collective.

D'autre part, de nombreuses initiatives de ST naissent de collectifs informels et réduits. Que ce soit parce qu'ils exigent certaines connaissances techniques, et des envies d'apprendre sur des thèmes qui ne se révèlent pas encore vraiment intéressants pour une grande partie de la citoyenneté, que ce soit parce que les marges entre le dedans et le dehors et la consommation/utilisation, le passif/actif peuvent apparaître comme assez flous. Le caractère informel et l'expérimentation ne sont pas en eux-mêmes ni bons ni mauvais, ce sont des façons de faire afin de mettre en place des actions collectives. Mais il faut avoir conscience du fait que ce n'est pas parce qu'on adopte des méthodes de décision par consensus et que l'on tend à une certaine horizontalité qu'un collectif rompt totalement avec les rapports de pouvoir et les privilèges. Tout collectif les affronte à des niveaux d'intensité variables dans le temps. L'essayiste féministe Jo Freeman a élaboré des théories sur cette “tyrannie de l'absence de structures” en expliquant que ce soi-disant vide vient souvent accompagné d'un "leadership informel, non reconnu et inexplicable qui est pernicieux, car sa propre existence lui a été niée" 17.

Il est donc important de prendre conscience des rôles et des tâches exercées par les participants du projet, et voir la façon dont ces derniers s'auto-responsabilisent. Le terme technopolitique signale la nécessité d'un équilibre entre les connaissances sociales et politiques, la programmation, l'administration, la divulgation et la création de synergies N-1 18. Un collectif technopolitique qui valorise le travail et les contributions de toutes les parties, et qui est conscient des relations de pouvoir qui le traversent, a possiblement plus de chance de perdurer.

Plusieurs projets relatifs à l'Internet libre et à sa re-décentralisation semblent montrer des similitudes avec les principes de la théorie anarchiste comme l'autogestion, l'assembleisme, l'autonomie, mais aussi la création de cercles de confiance et la fédération des compétences. Dans son livre intitulé "Anarchisme social ou Anarchisme comme style de vie", Murray Bookchin souligne deux grandes 'écoles': "L'anarchisme – un corps extrêmement oecuménique d'idées antiautoritaires – s'est développé autour d'une tension entre deux tendances basiquement opposées: un compromis personnel avec l'autonomie individuelle et un compromis collectif avec la liberté sociale. Ces tendances ne se sont jamais harmonisées dans l'histoire de la pensée libertaire. De fait, pour de nombreux hommes du siècle passé, elles coexistent simplement dans l'anarchisme comme une croyance maximaliste qui articule le type de nouvelle société qui devait être créé à sa place" 19.

Concernant l'application de principes anarchistes dans des projets technopolitiques, nous pouvons penser, d'une part, que la liberté individuelle de chacune de nous est plus importante que tout le reste, que chacune devrait faire seulement ce qu'elle souhaite en laissant le collectif suivre un développement organique. D'autre part, les anarchistes du domaine social pensent que la liberté individuelle ne s'acquiert que si nous sommes toutes plus libres, et cherche à créer des communautés (physiques ou cyber) où l'on pense et où l'on auto-organise l'effort entre toutes pour atteindre cette autonomie et cette liberté. Ce second modèle exige d'établir des canaux pour l'auto-organisation et de reconnaître que si personne n'aime nettoyer les toilettes, il faudra bien trouver un moyen de le faire entre toutes.

La biopolitique de la ST

Les projets de ST sont mis en place par des personnes qui forment des communautés complexes. Une grande partie du travail développé s'effectue à distance. Que ce soit parce qu'il s'agit d'un travail volontaire réalisé de l'endroit le plus commode pour chacune, par nomadisme ou du fait de ne pas avoir ou de ne pas vouloir un espace physique défini, ou simplement parce qu'il s'agit de projets qui sont exécutés pour et depuis Internet. Toutefois, il convient de savoir utiliser de manière adéquate les canaux de communication choisis par le collectif pour obtenir des niveaux minimaux d'interactivité, de participation, d'ouverture et de documentation de la connaissance générée.

La coopération, à distance ou en face à face, est imprégnée de bruit et de malentendus. Elle exige une certaine net-étiquette, de l'autodiscipline et une capacité à appliquer entre toutes une ligne directrice simple mais souvent inatteignable: "Faire ce que l'on dit et dire ce que l'on fait." Cela signifie d'une part apprendre à gérer ses énergies et d'autre part être conscient de ses propres motivations, de ses envies d'apprendre tout comme de ses limites. Souvent, certaines personnes veulent trop assumer et sont ensuite débordées. La situation peut empirer si, outre cela, elles n'avertissent personne du fait qu'elles ne vont pas pouvoir faire telle chose, empêchant ainsi le collectif de trouver une solution.

D'autre part, nous pouvons également finir par limiter une personne à un ensemble de tâches qui lui conviennent, mais qu'elle n'apprécie pas forcément. L'exemple typique serait la recherche de subventions, la paperasse administrative ou se charger des relations publiques. Il est important que le collectif soit conscient de ce que chacune aime faire, ce qu'elle est disposée à assumer pour la cause et identifier ces lourdes tâches que personne ne souhaite faire mais qui sont nécessaires à la durabilité du projet. Ainsi, nous pouvons tenir compte de ces tâches souvent "invisibles" par manque de "glamour ou d'intérêt."

Si le travail volontaire est synonyme de passion, d'autonomie et d'indépendance, il est également synonyme de précarité. Elle peut être externe et imposée par la société capitaliste patriarcale, mais elle peut être aussi de notre responsabilité, une auto-précarisation. Toutes deux produisent des personnes usées par l'activisme et l'action politique. Il est donc important de savoir détecter ces phénomènes et aider à les réguler de manière collective. Bien que nous partions souvent, en tant qu'activistes, de certains consensus minimaux concernant nos objectifs politiques et la façon de les atteindre, il peut résulter plus difficile d'assumer des niveaux de soins minimaux, y compris sentir de l'empathie pour les conditions particulières de chacun (Bonne santé, confort, bonne connexion, amour?). Les critères de bien-être peuvent être multiples et nous ne pouvons pas tout savoir, mais ce qu'il nous faut savoir, c'est qu'ils donnent forment, encouragent ou annulent la capacité transformatrice de notre initiative. Il faut être activiste pour le bien commun, mais sans négliger son propre bien-être. Pour ne pas retomber dans le paradigme de l'efficacité, de l'excellence et du sacrifice à l'éthique du travail, la somme de nos degrés de bonheur est sans nul doute un indicateur de notre potentiel révolutionnaire.

Au sein de ces communautés complexes, la membrane qui sépare les participantes instigatrices des utilisatrices passives est souvent fine et aléatoire. Tout comme les mécanismes de participation dans la culture libre ont établi, chacune peut passer de la simple utilisatrice qui consomme une ressource à une participante qui gère son autogestion et sa durabilité. Nous pouvons simplement lire les contenus Wikipedia ou nous pouvons également éditer ses contenus en faisant en sorte d'augmenter culturellement et socialement son carnet de contributeurs. Il existe bien sûr différents degrés de contribution possibles, depuis la notation de la qualité des entrées, la réalisation d'un don économique ponctuel, jusqu'à l'édition de nouvelles entrées. Chaque projet de ST possède ses canaux de participation qui ne sont pas toujours simples à trouver.

De nombreuses initiatives de ST voient le jour grâce à un groupe de personnes motivé par la création d'une ressource qui répond à certains de ses besoins 20, mais à un moment donné de son cycle de vie, il peut croître et intégrer d'autres personnes. Même si les objectifs politiques et les bénéfices sociaux sont très clairs, faire en sorte d'intégrer encore plus de monde est toujours un défi à relever pour chaque collectif. Pour cela, il faut se demander comme augmenter sa base sociale et permettre que celle-ci contribue à son autogestion. Souvent, pour établir des relations avec la base de soutien, il faut effectuer un travail de diffusion, préparer des rencontres, organiser des ateliers et encourager les dynamiques de formation et d'apprentissage mutuel. En créant des canaux d'interaction (courrier électronique, liste, chat, forum), il convient de s'assurer que les interactions se donneront de manière adéquate, étant donné que répondre à des questions, créer une documentation et guider les nouvelles participantes exige du temps et de l'énergie.

Chaque collectif peut également décider de limiter ses espaces et modes légitimes de prise de décisions et qui peut y participer. Combien le collectif est ouvert à la participation de nouveaux arrivants et est transparent dans sa gestion sont des questions clés souvent sources permanentes de débat et de négociation. Les mécanismes peuvent prendre mille formes, mais le plus important c'est qu'ils soient enregistrés quelque part pour que chacune puisse définir et décider son degré de participation, et proposer des changements concrets dans les forme d'organisation.

Enfin, nous souhaitons mettre l'accent sur certains éléments qui semblent manquer au sein des communautés qui travaillent derrière la ST. Nous avons montré comment une partie d'entre elles sont informelles, mobiles, en transformation permanente. De par leur nature, elles se situent souvent sous le radar des institutions, ce qui présente du bon et du mauvais. Le bon côté, c'est que la nature expérimentale et inventive des initiatives ST peut les entraîner à se mouvoir dans les terrains du vide juridique, en forçant la loi de la classe dirigeante à s'adapter, et également parce que cela permet un degré d'indépendance par rapport à l'agenda mis en place par les institutions publiques en matière de culture et de recherche et développement. Le mauvais côté, c'est que cela complique un accès stratégique aux fonds publics qui pourraient renforcer la ST par et pour la société civile.

D'autre part, bon nombre de ces collectifs ne sont pas prêts à se mesurer aux questions concernant la juste distribution des dons ou des subventions. Repenser la nature économique de notre production jusqu'alors volontaire et dissidente, débattre sur les tâches et sur la façon dont certaines doivent être rémunérées et comment, peuvent être des questions épineuses. De plus, s'il s'agit de subventions, il faut faire en sorte que les numéros et les promesses concordent, ce qui implique le stress propre à toute relation avec la bureaucratie. De ce fait, d'autres collectifs tournés vers ces questions et orientés vers l'obtention de synergies entre des projets similaires viendraient à manquer dans le panorama actuel de la ST.

En complément, le travail de prise de conscience concernant l'importance d'utiliser et de soutenir des alternatives pour protéger un Internet ouvert, libre, sûr, décentralisé et neutre devrait être assumé par un éventail beaucoup plus large d'actrices et d'organisations des mouvements sociaux et de la citoyenneté. Ce travail ne peut pas continuer à être de la responsabilité principale des collectifs qui recherchent et développent des technologies libres. Nous devons toutes contribuer à défendre un Internet libre.

Un effort collectif mieux distribué vers notre souveraineté technologique démontre d'ores et déjà sa capacité transformatrice révolutionnaire. L'Association des Astronautes Autonomes soulignait l'importance de se réapproprier et construire de nouveaux imaginaires concernant notre futur en déclarant: "Les communautés de gravité zéro sont à portée de main, seule l'inertie de la société prévoit qu'elles soient formées, mais leur base est déjà créée et nous autres, nous développerons la propulsion nécessaire." La ST représente ces communautés en gravité zéro chaque jour plus près du décollage.


Alex Haché: Sociologue, docteure en économie sociale et chercheuse sur l'usage des TIC pour l'intérêt public. Elle est impliquée dans le développement et l'utilisation des logiciels libres comme outil de transformation sociale et politique au sein de communautés de quartier, de réseaux de chercheurs engagés, de mouvements sociaux, et de groupes transfeministes.


1. Disponible (en castellan): https://vimeo.com/30812111
2. http://viacampesina.org/fr/
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Souverainet%C3%A9_alimentaire
4. “En économie, négociation collective, psychologie et sciences politiques, sont appelés passagers clandestins les individus et organismes qui consomment plus qu'une partie équitable d'une ressource, ou qui n'assument pas une juste part du coût de sa production. La résolution du problème du passager clandestin (de l'anglais free rider problem) c'est de faire en sorte d'éviter qu'une personne ne devienne un passager clandestin ou au moins limiter ses effets négatifs”. https://fr.wikipedia.org/wiki/Passager_clandestin_(%C3%A9conomie)
5. https://n-1.cc/blog/view/69974/reclaim-the-networks-soberana-tecnolgica-para-redes-sociales
6. "Freedom and rights? You have to sweat blood for them! On the internet, too." http://www.infoaut.org/index.php/english/item/8937-freedom-and-rights?-you-have-to-sweat-blodd-for-them-on-the-internet-too-infoaut-interviews-autistici/inventati
7. Nous recommandons cette vidéo didactique sans dialogues (A tale by Big Lazy Robot VFX Music and Sound design by Full Basstards) présentant par exemple le fétichisme vis-à-vis des produits Apple: http://www.youtube.com/watch?v=NCwBkNgPZFQ
8. http://www.rebelion.org/noticia.php?id=139132
9. http://www.ippolita.net/fr
10. http://laboratoryplanet.org/
11. http://bureaudetudes.org/
12. http://tiqqunim.blogspot.com.es/2013/01/la-hipotesis-cibernetica.html
13. "Je suis une partie d'une microentreprise, une coopérative de travail associé, chargé de produire du web avec un logiciel libre. Je suis un noyau qui diffuse de nombreux réseaux, sans que l'on puisse considérer l'un d'entre eux comme un espace entièrement propre: femme non féministe, coopérativiste non convaincue, entrepreneuse sans capital, travailleuse ayant une basse productivité, programmeuse qui ne fait nullement l'éloge de son langage…" http://www.espaienblanc.net/IMG/pdf/Que_piensa_el_mercado-2.pdf
14. Le monde libre et ouvert s'est grandement compliqué. Aujourd'hui, nous voyons de nombreux secteurs de l'industrie, de la finance, et les gouvernements qui entrent dans un domaine de développement de technologies et de plateformes ouvertes (open innovation, open knowledge, open educational ressources, open tout).
15. http://networkcultures.org/wpmu/unlikeus/
16. Terme permettant de faire référence aux erreurs informatiques ou aux comportements non désirables/attendus d'une application.
17. http://www.nodo50.org/mujeresred/feminismos-jo_freeman.html
18. Tout comme l'expliquent les collègues du réseau social N-1: "N-1 est une notion utilisée par Deleuze et Guattari dans le livre Mille plateaux, en Introduction au Rhizome ou la multiplicité non réductible au Un. C'est "la soustraction qui permet de multiplier". C'est l'espace en moins, qui n'ajoute pas de dimensions à un ensemble, mais qui permet, à travers le développement d'une interface-outil partagée, de composer et de combiner à nouveau dans un commun ouvert. Plus simplement, cela veut dire que nous n'avons plus besoin de structures verticales et hiérarchiques qui conduisent à la constitution et à l'adoption par tous d'une idéologie à sens unique. Nous pouvons additionner toutes les parties, chacune des subjectivités actives et souhaitables, et ainsi obtenir un ensemble qui représente plus que chacune de ces parties prises séparément. De plus, l'utilisation du réseau, de la distribution et de la collaboration permet de réduire le travail total, étant donné que lorsque quelqu'un effectue une tâche et la partage avec les autres, ces autres personnes peuvent faire d'autres choses en partant de ce qui a été partagé auparavant. Ainsi, faire et partager des choses intéressantes, coûte à chaque fois moins de travail. L'on met en place quelque chose de plus simple à utiliser, l'on fait en sorte que chacune accède et trouve les ressources dont elle a besoin pour mener à bien ses actions de transformation sociale et/ou politique. Chaque fois qu'une personne effectue une tâche, avec un effort N, la prochaine personne à effectuer une tâche l'effectue en N-1 en effort pour faire de même."
19. P°23 http://www.viruseditorial.net/pdf/anarquismo_social_o_anarquismo_personal.pdf
20. Par exemple Guifi.net a été impulsé par un groupe de personnes qui n'avaient pas un accès Internet de bonne qualité de part leur situation géographique considérée comme "éloignée" par les ISP commerciaux, ou le personnel de la télé Okupem les ones qui souhaitait obtenir une chaîne de télévision non commerciale et qui reflète l'actualité des mouvements sociaux.

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